Imaginez que vous faites de la plongée avec tuba dans une rivière de taille moyenne, claire comme du cristal, au fond d’une vallée profonde et étroite aux pentes couvertes d’une riche forêt mature qui n’a jamais été exploitée! Cette forêt ancienne est à l’état climacique depuis des siècles, et ses arbres massifs – thuyas, érables et bouleaux – créent une zone riveraine ombragée, un précieux atout pour tous les animaux aquatiques d’eau froide. À titre de biologiste de la vie aquatique et de malacologue (spécialiste de la biologie des moules), j’ai eu le privilège d’explorer cette région extraordinaire : la rivière Kinonge, aussi appelée historiquement la rivière Saumon. Ce cours d’eau sillonne une vaste zone de forêt privée dont l’Institut Kenauk est propriétaire en partenariat avec Conservation de la nature Canada, sur la rive nord de la rivière des Outaouais, moins de 100 km à l’est de Gatineau, au Québec.

Je suis arrivé à Kenauk par une matinée ensoleillée du début septembre 2018 pour chercher des moules susceptibles de vivre dans la rivière Kinonge, pour laquelle il n’existait aucune donnée sur la présence de mulettes (moules d’eau douce). J’avais déjà exploré plusieurs affluents de la rivière des Outaouais, mais pas la Kinonge. Pendant qu’un autre membre de l’équipe de malacologie explorait le bord de la rivière en bottes-pantalon et observait le fond à l’aide d’un aquascope, j’ai plongé en combinaison isothermique, avec un masque, un tuba et des palmes. À ma grande surprise, en moins de 10 minutes, j’ai trouvé des mulettes perlières de l’Est (Margaritifera margaritifera) qui s’alimentaient par filtration, partiellement enfouies dans le substrat de sable et de gravier au fond de la rivière. Une population de cette espèce, si loin à l’intérieur de la vallée de la rivière des Outaouais : quelle découverte inattendue!


Ce matin-là, j’ai découvert la population la plus occidentale de cette espèce unique. Bien qu’on en trouve dans certains affluents de la portion fluviale du Saint-Laurent, les mulettes perlières de l’Est vivent généralement dans des cours d’eau qui se jettent dans l’estuaire du Saint-Laurent et dans les fleuves côtiers des provinces canadiennes de l’Atlantique (ainsi que dans ceux de la Nouvelle-Angleterre, dans le nord-est des États-Unis). Cette espèce est généralement associée à la présence de son principal poisson-hôte, le saumon atlantique. Lors de la reproduction, la mulette perlière de l’Est femelle libère des larves minuscules (les glochidies), qui doivent se fixer aux branchies d’un salmonidé juvénile pour compléter leur développement larvaire. Après plusieurs mois, les glochidies se détachent et commencent leur vie au fond de l’eau, sous forme de minuscules mulettes juvéniles. Mais il n’y a pas de saumons atlantiques (du moins, il n’y en a plus) dans la rivière Kinonge. Le seul salmonidé présent est la truite de rivière, dont on sait qu’elle est un hôte de cette espèce de mulette en l’absence de saumon atlantique.

À Kenauk, c’est dans la rivière Kinonge Ouest, le principal affluent de la Kinonge où vit une population sauvage de truites de rivière, que les mulettes perlières de l’Est sont les plus abondantes. Ici, le chenal est plus étroit et même plus ombragé que sur le bras principal de la Kinonge, et les températures estivales de l’eau sont nettement plus froides. Cette particularité contribue à faire du secteur un refuge idéal pour la truite de rivière, un poisson d’eau froide qui est vulnérable au réchauffement climatique dans la portion sud de son aire de répartition nord-américaine. Comme aucun barrage ni autre obstacle ne bloque le passage entre la Kinonge et la rivière des Outaouais, une riche communauté de poissons est observable en plongée : la ouitouche, le vairon, le dard, la perchaude, l’achigan, le crapet-soleil, pour n’en citer que quelques-uns. Cette abondance de poissons a été confirmée par échantillonnage ainsi que par des images vidéo prises au pied d’une cascade située en amont sur la rivière Kinonge.
La découverte d’une population de mulettes perlières de l’Est à Kenauk a mené à un intéressant projet de recherche multidisciplinaire réalisé en partenariat par le Musée canadien de la nature, l’Université Carleton, l’Université technique de Munich, le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec, ainsi que des biologistes de l’Institut Kenauk. Nos équipes ont étudié l’écologie, la génétique et le recrutement des mulettes perlières de l’Est dans le bassin de la rivière Kinonge. Il s’avère que ces moules possèdent un génome distinct de celui des populations du littoral atlantique, ce qui laisse supposer une différenciation génétique supérieure. Cette réserve est un joyau doté d’un riche écosystème forestier, d’une rivière vierge et d’une population hautement distinctive de mulettes perlières de l’Est qui continuera de bénéficier de mesures de protection et de conservation.